L’engagement méconnu de Jacques Delors pour l’environnement et le développement durable
Méconnu pour son action en faveur de l’environnement, l’ancien président de la Commission européenne (1985-1995), Jacques Delors, a pourtant grandement participé à la mise en place des bases de plusieurs législations européennes aujourd’hui en vigueur.
Geneviève Pons a été conseillère environnement du cabinet du président de la Commission européenne, Jacques Delors, de 1991 à 1995. Elle a également cofondé l’institut Europe Jacques Delors avec Pascal Lamy et Étienne Davignon et y occupe aujourd’hui les fonctions de vice-présidente et directrice générale.
Lorsque j’ai rejoint son cabinet au début de 1991, Jacques Delors m’a demandé de réunir pour lui tous les éléments qui lui permettraient de décider s’il s’engagerait dans la bataille en faveur d’une taxe sur le CO2.
Je suis revenue vers lui avec les pour et les contres attendus et il s’est prononcé en faveur de cette taxe. Il voulait que la proposition soit adoptée avant le sommet de la terre de Rio. A commencé alors une bataille féroce dans laquelle la présence d’intérêts nationaux divergents ainsi que celle des lobbies était palpable. À l’issue de cette bataille qui a nécessité 14 réunions préparatoires, la taxe a largement remporté le vote en Commission. C’était deux semaines avant Rio. Comme il l’avait souhaité, l’Europe, sous son impulsion, avait donné au monde le signal que la sauvegarde de notre planète avait un prix que les pollueurs devaient payer.
À Rio où il a pu signer notamment la convention sur la lutte contre le changement climatique, Jacques Delors était présent et les paroles qu’il y a prononcées ont une résonance particulière.
« Le concept de développement durable nous invite à réapprendre la valeur des biens collectifs, des ressources communes, à redécouvrir la préoccupation du long terme. »
Il s’agissait déjà d’essayer de construire ensemble un monde meilleur, de lutter contre le changement climatique, de sauvegarder nos forêts et notre biodiversité, et à travers l’Agenda du 21e siècle, de mieux lutter contre les inégalités entre les nations et au sein de nos sociétés.
À son retour de Rio, Jacques Delors m’a demandé de l’aider à esquisser le nouveau modèle de développement qu’il envisageait pour l’Europe. Ses idées ont été exposées dans le chapitre 10 de ce que l’on peut considérer comme son héritage, le Livre blanc sur la croissance, la compétitivité et l’emploi, sous-titré « Défis et voies à suivre pour entrer dans le 21e siècle. »
Dans ce chapitre, intitulé « Réflexions sur un nouveau modèle de développement », il expose son analyse des déséquilibres à l’origine tant du chômage que de la surexploitation des ressources naturelles, ainsi que les pistes pour en sortir. Il inclut entre autres un rééquilibrage du système fiscal, qui devrait peser moins sur le travail et davantage sur les ressources naturelles pour inciter les opérateurs économiques à leur donner leur juste prix et à les préserver. Il réaffirme la nécessité de donner un prix au dioxyde de carbone, de mettre en place une économie circulaire et de mesurer différemment la valeur ajoutée et la croissance.
Beaucoup de ses idées n’ont été mises en œuvre que bien plus tard, et souvent sous une forme affaiblie, par exemple la taxe sur le CO2 proposée en juin 1992, a abouti au système européen d’échange de quotas d’émission (ETS) des années plus tard en raison de l’impossibilité d’atteindre l’unanimité au Conseil. Et ce n’est qu’avec le CBAM (mécanisme compensateur aux frontières), adopté le 25 avril 2023, qu’ETS semble pouvoir enfin produire l’effet incitatif escompté.
Plus fondamentalement, la philosophie d’ensemble de ses propositions a dû attendre le Green Deal pour se trouver enfin au cœur de l’action publique européenne.
Le lendemain de son décès, alors que je me trouvais en voiture à l’entrée de Paris, une grande chaîne de télé m’a appelée et invitée à prononcer quelques phrases en vue de son journal de 13h. J’ai senti auprès de moi l’esprit de Jacques Delors, réjoui que je puisse saisir cette occasion pour souligner son engagement écologique méconnu.
Hélas, la chaîne n’a retenu qu’un passage sur Erasmus, une grande réalisation, certes, plus connue, mais peut-être moins importante que son engagement pour un autre modèle de développement, plus respectueux de nos ressources