Elargissement et agroalimentaire européen
Audition au Comité économique et social européen (CESE) le 29 avril 2024
Votre sujet d'aujourd'hui est un sujet difficile, qui prend place parmi d'autres sujets, eux aussi très difficiles, qui vont occuper l'Union européenne dans les deux décennies qui viennent. La difficulté de ce sujet, l'articulation entre les prochains élargissements et l'évolution du modèle agroalimentaire européen, tient essentiellement au fait que ce sont deux mouvements qui ont chacun leurs propres déterminants et leur propre dynamique, mais aussi de nombreuses interférences. On a vu les premiers signes des problèmes qui nous attendent, dans les fortes turbulences qu'a d'ores et déjà provoquées la libéralisation des échanges agroalimentaires au titre du soutien que nous devons à nos amis ukrainiens, en particulier, mais pas seulement, avec nos amis polonais.
Rappelons brièvement ces deux mouvements : Le premier, un nouvel élargissement de l'Union européenne, dominé cette fois-ci par des considérations géopolitiques, dans un monde dominé par la rivalité sino-américaine dont la guerre russe en Ukraine ne peut pas être séparée. Ce contexte nous oblige, en quelque sorte, à considérer cet élargissement dans des délais relativement rapides, compte tenu de la brutalisation du monde et de la nécessité pour l'Union européenne de défendre non seulement ses intérêts, ses valeurs, mais aussi, désormais, sa sécurité.
Cet élargissement est évidemment caractérisé par un volet agricole sans aucun précédent, compte tenu de la perspective de l'adhésion ukrainienne. Je rappelle, sans vous donner trop de chiffres, que l'Ukraine, c'est les deux tiers de la population qui accédera le jour venu à l'Union européenne et les trois quarts de la surface agricole de l'ensemble des pays candidats. C'est donc en quelque sorte un mastodonte agricole. L'Ukraine sera la première puissance agricole européenne si et quand elle rejoint l'Union européenne.
Le deuxième mouvement quant à lui, tient aux évolutions indispensables et néanmoins extrêmement lentes du système agricole et agroalimentaire européen sous l'effet de deux contraintes, auxquelles, soyons francs entre nous, il a jusqu'à présent assez largement échappé. La première, c'est la réduction de son empreinte environnementale. Et la deuxième, c'est la réduction de son empreinte budgétaire, de sa part dans les dépenses de l'Union européenne.
Ces deux mouvements sont là et votre question aujourd'hui est de savoir si ces deux mouvements sont conciliables et à quelles conditions.
Pour y répondre aussi brièvement que possible dans le temps qui m'est imparti, je résumerai en quatre observations, l'ensemble des travaux, des publications, des recherches, des contacts qu'ont eu ces deux dernières années nos équipes à Bruxelles, qui sont celles qui travaillent sur ces questions dans la famille des Instituts Delors.
La première, c'est que le problème essentiel n'est pas du côté des Balkans, non pas qu'il n'y ait pas des questions à résoudre, et notamment celle de la modernisation de la production agricole et agroalimentaire dans ces pays, dont on peut dire, sans offenser personne, qu'elle ne correspond pas aux canons d'une chaîne agroalimentaire moderne, qu'il s'agisse de la taille des exploitations, de la productivité, de l'industrie agroalimentaire. Mais disons, en gros, que l'Union européenne saura faire, y compris en se basant sur des expériences précédentes d’élargissement dans la région.
Deuxième observation, il en va, évidemment, totalement différemment, de l'Ukraine, dont l'entrée dans la politique agricole commune, qu'il s'agisse du système de soutien ou qu'il s'agisse du système du marché intérieur agricole européen, serait dans l'état actuel des choses tout simplement impossible. Une entrée de l'Ukraine dans la PAC actuelle ferait exploser tous les compteurs budgétaires et commerciaux sur lesquels repose la politique agricole commune actuelle.
Troisième observation, si et quand l'Ukraine rejoint l'Union européenne, disons, quelque part à la fin de la décennie qui vient, la politique agricole commune aura dû changer très significativement pour plusieurs raisons.
La première, c'est une raison budgétaire. La question agricole est un des sujets majeurs de la prochaine révision des perspectives financières pluriannuelles, sur laquelle la Commission doit commencer à se pencher en 2025. Nous savons que c'est toujours un grand moment de discussion entre les États membres, entre le Conseil et le Parlement sur la base d'une proposition de la Commission. Il s’agit d’une proposition qui va être extrêmement difficile à établir cette fois-ci tant est considérable la concurrence entre de nouvelles priorités, je n'ai pas besoin de vous les énumérer, qu'il s'agisse du pacte vert, de la transition digitale, de la sécurité économique, de la politique industrielle, ou de la défense. L'agriculture devra trouver sa place dans cet ensemble, et donc, on doit s'attendre à ce que la prochaine réforme de la politique agricole commune se fasse sous contraintes budgétaires beaucoup plus fortes que les précédentes, ce qui ne va pas manquer de provoquer des turbulences, notamment avec la partie production de la chaîne agroalimentaire, et nous savons qu'à l'heure actuelle, les milieux agricoles sont en général assez mécontents, on l'a vu dernièrement.
Deuxième élément, c’est l'élément environnemental. Il est clair que le système agroalimentaire européen n'est pas encore vraiment entré dans le pacte vert. Il devra y entrer de manière beaucoup plus importante dans les dix années qui viennent. Et ceci impliquera des changements dans la manière dont l'Union européenne soutient et protège, à la fois par des subventions et par des droits de douane, sa production agricole et agroalimentaire.
Il faudra notamment changer une partie des aides en supposant qu'elles restent découplées, ce qui me paraît devoir être le cas, il faudra retirer des instruments anciens et ajouter aux instruments actuels des instruments nouveaux qui permettent la rémunération des agriculteurs en fonction de la réduction de leur empreinte environnementale négative, qu'il s'agisse des émissions de gaz à effet de serre ou qu'il s'agisse de l'impact sur la biodiversité. Les instruments de cette nouvelle manière de faire restent à trouver et pour l'instant, le moins qu'on puisse dire, c'est que le débat n'a pas vraiment commencé.
Je mentionne une troisième composante qui est la composante sociale. Les aides devront sans doute porter davantage de soutien aux plus petites exploitations, même s'il y en a encore un peu trop dans l'Union européenne, et un peu moins aux grandes exploitations qui en ont moins besoin. La Commission le propose depuis longtemps, y compris du temps de Jacques Delors, mais les Etats membres l’ont toujours refusé.
Quatrième et dernière observation : C’est ce nouveau modèle que l'Ukraine devra rejoindre selon des modalités dont plusieurs sont possibles, mais nous savons qu'il faudra beaucoup travailler, y compris sur le plan politique, pour les mettre au point. Et ces modalités se situent dans un spectre d’options très large, qui va d'une très longue transition pour entrer dans le système agroalimentaire européen et ses modalités de soutien, jusqu'à, par exemple, et peut-être, une sorte d’« opt-out », qui serait cette fois-ci non pas demandé par le pays candidat, mais par l'UE, compte tenu, encore une fois, des implications, notamment budgétaires, de l'entrée de l'Ukraine dans l'UE.
Je conclurai, en disant que selon nos experts, selon nos travaux, deux conditions doivent être réunies qui ne le sont pas encore aujourd’hui : d'abord trouver les solutions techniques, économiques, sociales, technologiques, environnementales, d'une part, et ensuite être capables de construire suffisamment de consensus politique pour que ces nouvelles solutions soient acceptables dans un secteur dont nous savons qu'il est politiquement très sensible, et pour de très bonnes raisons.
La première de ces conditions, elle est d'ordre technique, c'est d'aborder enfin, et si je puis dire, ce sujet avec une approche de filière. La chaîne de valeur agroalimentaire ne s'arrête pas, contrairement à ce qui est parfois compris par l'opinion, à la porte de la ferme ou de l'exploitation agricole, ni sur le plan environnemental, ni sur le plan économique, ni sur le plan de la productivité. Et de ce point de vue-là, nous trouvons que la DG AGRI, dont nous avons des représentants éminents ce matin, devrait peut-être commencer à réfléchir à se transformer en DG AGRO-AGRI, parce que c'est bien de cela qu'il s'agit.
La deuxième est d'ordre politique. Nous savons, et vous le savez, au CESE, que les forces à l'œuvre dans ce secteur sont incarnés de manière différente au plan européen par les différentes forces politiques, sur une échelle qui va des plus conservateurs aux plus progressistes, et qu’ils ont sur ces sujets des approches différentes. Il faudra donc beaucoup travailler pour réussir à réunir une coalition qui soit politiquement majoritaire, en particulier au Parlement européen. Ça n'a pas été le cas jusqu'à présent. Il va falloir que cela change et c'est un défi considérable. C’est cette absence de consensus et même cette polarisation que nous avons beaucoup regrettée, à Europe Jacques Delors, pendant le mandat de la Commission qui s’achève, qui a provoqué l'échec de cette stratégie que la Commission avait proposée, qui s'appelait de la ferme à la fourchette, qui partait d’une bonne intention, mais qui a fait flop.
Nous devons tirer les leçons de cet échec pour aborder lucidement cette grande question sur laquelle nous aurons tous grand besoin de vos recommandations.