L’Europe face au double défi de la réindustrialisation et de la transition climatique : tour d’horizon
10 January 2025

L’Europe face au double défi de la réindustrialisation et de la transition climatique : tour d’horizon

Description

Avec l’annonce de Mme von der Leyen d’élaborer une nouvelle stratégie industrielle européenne et de publier un Pacte pour une Industrie Propre dans les cent premiers jours du mandat, nous assistons au retour d’un concept longtemps négligé. Pour relever ce défi dans un esprit delorien, il est essentiel d’adopter une vision claire, fondée sur l’analyse des enjeux et sur un dialogue constructif entre les acteurs.

Cet article est paru initialement dans le numéro 533 de novembre 2024 de la revue SERVIR (la revue des anciens élèves de l’ENA et de l’INSP)

Vers une stratégie industrielle européenne : des défis et des pistes

Les nouvelles à la une des journaux européens dressent un tableau inquiétant de l’état de l’industrie européenne et de son avenir : Volkswagen a annoncé la suppression de 35 .000 emplois d’ici 2030[1], Audi va fermer son usine en Belgique [2], tandis que l’entreprise suédoise de batteries NorthVolt a récemment renoncé à ses projets d’augmentation significative de la production et lutte désormais pour sa survie [3]. L’industrie européenne traverse une crise existentielle, confrontée à la nécessité d’accomplir sa transition écologique tout en faisant face dans ce domaine à une concurrence internationale puissante et agressive.

À Bruxelles, l’analyse de Mario Draghi, ancien Premier ministre italien et ex-directeur de la BCE, façonne le discours politique depuis septembre. Son diagnostic révèle une croissance languissante, une productivité stagnante et un besoin d’investissement colossal. La compétitivité européenne est en crise. Selon lui, seule la décarbonation pourra préserver notre prospérité à long terme. Pour ce faire, un « changement radical » est nécessaire. Dans cette optique, Ursula von der Leyen, Présidente de la Commission européenne, a annoncé, lors de ses orientations politiques devant le Parlement le 18 juillet, son intention d’élaborer une nouvelle stratégie industrielle européenne, avec la publication d’un « Pacte Industrie Propre » dans les cent premiers jours du nouveau mandat. Nous assistons ainsi, sous la pression de la brutalisation du monde, au retour d’un concept longtemps banni par l'orthodoxie ordo libérale communautaire, même si la première norme GSM, Airbus et Galileo furent des succès. Pour faire face à ce nouveau défi dans un esprit delorien, nous avons besoin d’une vision fondée sur une analyse des enjeux et des instruments dont nous disposons mais aussi d’ une méthode privilégiant le dialogue entre les acteurs.

Les défis :

D’abord, l’urgence climatique : lors de la dernière législature, l’Union européenne s’est engagée, à travers le Pacte Vert européen, à atteindre la neutralité climatique d’ici le milieu du siècle. Bien que des bases solides aient été posées pour une politique climatique européenne ambitieuse et que des progrès notables aient été réalisés, notamment dans le domaine des énergies renouvelables, ils se sont heurtés à de fortes résistances dans d’autres domaines comme l’a montré l’affaiblissement de la loi sur la restauration de la nature. Le débat continu[4] sur la révision de l’interdiction de mise en vente de véhicules neufs équipés de moteurs thermiques à partir de 2035 montre que la transition vers une industrie propre ne sera pas non plus sans difficultés.

À court-terme, l’objectif pour 2030 est de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 55% par rapport à 1990, ce qui nécessite notamment une transformation fondamentale de l’industrie, dont les émissions diminuent trop lentement. Pendant des années, les prix du système européen d'échange de quotas d'émission (ETS) ont été trop bas pour être incitatifs, et les allocations gratuites ont eu un effet contre-productif[5]. Il est donc urgent d’agir. Pour atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, la transformation de l’industrie doit être achevée dans les quinze prochaines années.

La nécessité d’une stratégie industrielle européenne est renforcée par l’évolution des dynamiques des marchés mondiaux. La course mondiale aux technologies propres est en plein essor, et l’Europe est à la traîne. Selon les experts, la Chine dispose d’au moins dix ans d’avance sur nous en matière de production de voitures électriques, ce qui pose aux constructeurs européens un défi redoutable devant lequel ils se trouvent au surplus en positions diverses avec des intérêts contradictoires.

Cela nous amène à une troisième raison pour laquelle le temps est venu d’une politique industrielle européenne : notre sécurité. Le concept d’ « autonomie stratégique », connu depuis longtemps en France, résonne désormais à Bruxelles, où la « sécurité économique » est un élément fondamental des orientations politiques de la nouvelle Commission, et se trouve reprise dans le titre du Commissaire au commerce international. La guerre d’agression russe et la crise énergétique qui en a découlé nous ont brutalement rappelé le prix d’une dépendance économique excessive à certains acteurs. Or, la dépendance de l’UE aux pays tiers pour les matières premières critiques et les produits industriels essentiels, tels que les semi-conducteurs s’accroît. L’Union s’est fixé l’objectif de renforcer ses capacités de production pour les technologies nécessaires à la transition écologique : d’ici 2030, au moins 40% des besoins annuels en produits dits « net-zéro » devront être couverts par des capacités de production européennes[6].

Cela implique des choix politiques difficiles. Les décideurs doivent se poser des questions cruciales : Quelles industries souhaitons-nous conserver en Europe ? Quels secteurs pouvons-nous protéger ? Où devons-nous privilégier les importations rapides et à bas coût pour maitriser les transformations à temps ? Et comment diversifier nos sources d’approvisionnement pour éviter une dépendance excessive vis-à-vis de certains importateurs ?

Ces questions sont une composante non négligeable d’une politique industrielle européenne mais sont loin d’en épuiser les contours. Pour répondre aux défis combinés de l’urgence climatique et du déficit de compétitivité, relevés dans le rapport Draghi, une vision d’ensemble devra être dessinée et d’autres instruments devront être mise en œuvre. Deux Vice-Présidents exécutifs en particulier devront s’atteler à cette tâche. Teresa Ribera, chargée d’un nouveau portefeuille combinant politique de la concurrence et politique climatique et Stéphane Séjourné, responsable de la politique industrielle européenne. Ensemble, ils devront élaborer, durant ce nouveau mandat, une politique industrielle européenne dépassant la vision actuelle, encore trop axée sur le commerce, les matériaux critiques et les chaînes d’approvisionnement. Il sera essentiel de mettre davantage l’accent sur les capacités de production européennes, leur financement, l’acquisition des compétences, et de créer un cadre propice à la rencontre entre l’offre et la demande de technologies propres.

Les pistes:

L’Europe a besoin d’innovation. Il ne suffit pas d’être un leader en matière de recherche et développement ; il faut aussi créer les conditions pour que la recherche se transforme en innovation et que les entreprises innovantes puissent se développer. Il faut s’interroger sur les raisons de la faiblesse européenne dans ce domaine. Les fonds susceptibles de financer notre innovation et de façon plus générale une bonne partie de l’épargne européenne s’investissent sur d’autres marchés, notamment américains et les start-ups européennes innovantes peinent à trouver les financements qui leur permettraient de se mettre à l’échelle. Mais au-delà de ce problème fondamental des faiblesses du marché européen des capitaux, souligné notamment dans le rapport Letta sur le marché intérieur, l’impact d’autres facteurs, tels que certaines formes de réglementation ou de normalisation, doit être soigneusement analysé et corrigé. Il est parfois plus efficace de fixer un objectif à atteindre sans privilégier une technologie particulière et nuire à l’innovation. De même nos règles en matière de concurrence et d’aides d’Etat doivent être revisitées de façon à pouvoir favoriser l’émergence de champions européens et faciliter l’essor des entreprises innovantes sans pour autant aggraver les déséquilibres entre Etats selon leurs capacités budgétaires.

Selon Mario Draghi, un investissement annuel de 750 à 800 milliards d’euros, soit jusqu’à 5 % du PIB, est nécessaire pour rester compétitif. Une grande partie de ces investissements est destinée à construire ce que l’on appelle dans la bulle bruxelloise les « infrastructures facilitantes » (enabling infrastructures), comprenant des infrastructures énergétiques décentralisées, des réseaux énergétiques européens, ainsi que des réseaux de transport, des systèmes de gestion des déchets, sans oublier l’infrastructure numérique et les compétences nécessaires. On estime que les investissements dans les secteurs clés n’atteignent actuellement que la moitié de ce qu’ils devraient être pour atteindre les objectifs fixés pour 2030[7]. Les décisions qui seront prises au cours des cinq prochaines années seront donc d’autant plus déterminantes.

En 2021, face à l’urgence de la pandémie, l’Europe a fait preuve de sa capacité d’adaptation en révisant ses règles et en introduisant une première dette commune. Les fonds mobilisés pour remédier à cette crise, dont un tiers était destiné à financer la transition écologique, arriveront à l’échéance fin 2026. Leur bilan reste cependant mitigé : si certains États membres ont fait appel à ces fonds, d’autres se sont montrés plus réticents. Leur caractère éphémère a limité leur efficacité, et une grande partie des fonds n’a toujours pas été absorbée[8]. Une prolongation de leur utilisation constitue une option intéressante à examiner, mais il serait dangereux de trop s’y fier. L’enseignement majeur de cette expérience est qu’afin d’assurer la sécurité des investissements, il est essentiel de mettre en place un cadre réglementaire et financier stable. L’élaboration du prochain cadre financier pluriannuel européen, dont les négociations auront lieu l’année prochaine, pourrait offrir cette opportunité. Il sera crucial de mieux aligner les ressources financières avec les ambitions en matière de politique climatique et industrielle. Une part plus importante des dépenses consacrées à la lutte contre le changement climatique et à la transition de l’industrie, ainsi qu’un renforcement des objectifs climatiques dans le semestre européen et une large application du principe « do no harm » sont essentiels à cet égard. L’urgence est là, tout comme le besoin d’investissement. Or, les évolutions récentes vont à contre-sens : en avril, le Parlement européen a adopté de nouvelles règles fiscales qui marquent un retour à l’austérité. L’Europe, saura-t-elle répondre à l’urgence climatique avec la même détermination que celle démontrée lors de la pandémie ?

L’UE dispose de bien plus de compétences réglementaires que de moyens financiers, mais la transition ne pourra pas être maîtrisée uniquement avec de l’ambition et de la réglementation. L’une des principales revendications de la Déclaration d’Anvers, remise en février à la Présidente de la Commission par des entrepreneurs européens est que produire en Europe devrait être plus « simple ». La charge administrative pesant sur les entreprises est trop lourde, et il y a trop de législations contradictoires. Il y a sans doute matière à simplification et à allégement de la charge administrative des entreprises comme le rapport Stoiber l’avait montré en son temps. Mais ce ne sera à nouveau qu’une pièce dans une stratégie d’ensemble.

Le dialogue :

L’objet d’une telle stratégie sera de définir des objectifs, tant à court terme qu’à long terme et de les hiérarchiser. Il faudra pour cela recourir à l’une des méthodes de prédilection de Jacques Delors, le dialogue : entre les États membres, entre les institutions, mais surtout entre politique, industrie et société civile. Au printemps 2024, la Commission a déjà organisé une série de « Dialogues sur la transition verte » avec l'industrie. Il sera primordial de maintenir et d’étendre cette pratique, tant pour la conception du nouveau « Pacte Industrie Propre » que pour sa mise en œuvre.

Cet article est paru initialement dans le numéro 533 de novembre 2024 de la revue SERVIR (la revue des anciens élèves de l’ENA et de l’INSP)

[1] Cf. ZDF (2024, 20 décembre) VW-Werke bleiben, 35.000 Jobs weg bis 2030

[2] Cf. Le Soir (2024, 10 julliet) Restructuration chez Audi Brussels: les syndicats craignent le licenciement de plus de 2.600 personnes d’ici 2025

[3] Cf. Milne, R., John, J. & Novik, M. (2024, 17 octobre) How Europe’s battery champion descended into crisis, Financial Times

[4] Cf. Abnett, K. (2024, 10 décembre) EU’s largest political group pushes to weaken combustion engine ban, Reuters

[5] Cf. Pellerin-Carlin, T., Vangenechten, D., Lamy, P. & Pons, G. (2022) No more free lunch. Ending free allowance in the EU’s Emission Trading System, Policy Brief, E3G, Institute Jacques Delors and Europe Jacques Delors

[6] Cf. European Commission (2024) Net-Zero Industry Act, EU Regulation 2024/1735

[7] Cf. Calipel, C., Bizien, A., Pellerin-Carlin, T. (2024) European Climate Investment Deficit report, Institute de l’Économie pour le Climat

[8] Cf. Cour des Comptes européenne (2024) Absorption des fonds de la facilité pour la reprise et la résilience

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